En attendant la réponse promise par Altereco à l’article précédent1)Ce qui n’est sûrement qu’une question de temps, puisqu’ils ont pris en compte notre critique. D’accord, nous sommes peut être ironiques, allez savoir.2)Pour revenir sur le titre : il rebondit sur le sens commun de l’expression “mouton de Panurge”, Panurge lui-même est rationnel, ayant remarqué le comportement grégaire des moutons, il en jette un à l’eau pour punir les marchands qui tentent de l’escroquer. Tout le troupeau se jette à la suite du baigneur, leurs marchands accrochés à eux dans l’espoir de les en empêcher. Ici nous entendons juste qu’un comportement grégaire peut être rationnel. Pour ceux que l’épisode intéresse, il se trouve dans le Quart Livre de F. Rabelais, dont je recommande la lecture en ancien français ou en édition bilingue., penchons nous sur un sujet riche : les interactions entre agents rationnels qui provoquent un résultat inattendu ou négatif, bien que la décision, du point de vue de chacune des parties soit absolument logique.

C’est un sujet aux implications vastes, y compris en management, politique, et d’une façon générale dans tous les domaines où les décisions impliquent plusieurs parties, dont les intérêts ne sont pas nécessairement alignés3)C’est aussi un sujet important pour les voitures autonomes par exemple..

Le premier exemple sera familier à tous nos lecteurs : il s’agit du mécanisme du bank run, qui est aussi à l’oeuvre dans les pénuries de carburant récentes. La logique à l’oeuvre est simple : personne n’a intérêt à être le dernier à faire le plein ou à retirer son argent de la banque, dès lors qu’il y a le moindre doute sur la possibilité de le faire plus tard. Chacun se précipite donc, produisant la pénurie tant redoutée.

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Notre second exemple, contrairement au premier, n’implique aucun effet psychologique car il est purement algorithmique. Soient deux vendeurs sur Amazon, offrant à la vente le même livre, en rupture de stock4)Aucun autre vendeur ne dispose du livre neuf. :

  • Le premier dispose du livre en stock et souhaite le vendre au plus vite. Il paramètre donc son outil de pricing5)Les vendeurs sur Amazon ou eBay utilisent très fréquemment des automates pour fixer leurs prix en fonction de la concurrence et suivant leurs critères propres. pour afficher 99% du prix du concurrent le moins cher et garantir une vente rapide sans amputer le profit.
  • Le second dispose d’excellentes notes, d’une base client solide et souhaite afficher la disponibilité du livre, pour que ses clients puisse passer l’intégralité de leur commande chez lui, mais ne l’a pas en stock. Il l’affiche donc au prix le moins cher trouvé sur Amazon, auquel il ajoute une marge d’environ 25% pour couvrir ses frais. En cas de commande incluant ce livre, il l’achètera à l’autre marchand, le remballera avec les autres livres de la commande et livrera à son client l’intégralité de sa commande.

Dans les deux cas la position du marchand est logique : l’un cherche à sortir le livre de son stock, l’autre à offrir à ses clients l’offre la plus large.

Sauf que les deux algorithmes interagissent entre eux de façon non prévue par leurs auteurs : à chaque hausse de prix du second, le premier se replacera juste en dessous de lui. Et le second à son tour augmentera son prix de 25%, produisant un nouveau cycle de hausse.

C’est exactement ce qui s’est produit en 2011 sur un obscur livre de biologie animale, qui a ainsi atteint le prix de 24 millions de dollars par exemplaire, avant qu’un des vendeurs ne remarque le problème et ne débranche l’algorithme6)L’analyse détaillée de l’incident est disponible ici..

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Un incident plus complexe s’est produit le 6 mai 2010 sur les bourses américaines, qui emprunte aux deux précédents. Nous n’allons en faire qu’une présentation très simplifiée7)Il a fallu quatre ans aux chercheurs et à la SEC pour se faire une idée de ce qui s’était passé car les interactions entre acteurs sont extrêmement complexes. Pour faire court, nous avons une interaction similaire à celle qui s’est produite sur Amazon, mais distribuée entre des milliers d’acteurs aux motivations variées. mais la plus fidèle possible. Nous avons, pour résumer, quatre types d’acteurs sur les marchés :

  • Les investisseurs retail8)C’est-à-dire les particuliers investissant directement leur épargne en bourse. ou indexés, qui achètent ou vendent en fonction de leurs besoins de liquidité9)Contrairement à l’image d’Epinal, ils sont relativement peu sensibles au flux d’information, donc moins moutonniers, ce qui les rend attractifs et est la raison pour laquelle ce flux d’ordres est valorisé et parfois “vendu” de façon quelque peu douteuse.. Dans cette histoire leur rôle est nul, et l’impact qu’ils subissent l’est aussi.
  • Les investisseurs “avertis”, pour faire court, les hedges funds et dans une moindre mesure les fonds actifs. Ils ont une tendance à agir de concert qui pose problème aux market makers.
  • Les market makers de court terme10)Pour résumer un investisseur souhaite acheter/vendre pour ses clients, un market maker se porte contrepartie, en fournissant de la liquidité. Pour comparer avec la vie de tous les jours, il s’agit du concessionnaire qui vous reprend votre voiture à 5000 euros aujourd’hui alors que vous pourriez la vendre à 5500 mais que cela prendrait 2 mois et qui la revendra 6000 à quelqu’un qui voudra l’acheter immédiatement. La liquidité, qui se paye, est cette capacité à exécuter une transaction immédiatement. Pour filer la métaphore un HFT vous proposera 5900 euros mais uniquement si votre voiture est vendable en quelques jours, même en réduisant sa marge alors qu’un market maker traditionnel prendra tout, mais à un prix parfois très peu attractif., ou high frequency traders (HFT), peu capitalisés mais techniquement à la pointe, qui achètent ce que les investisseurs vendent (et vice versa) en espérant trouver rapidement une contrepartie dans l’autre sens. S’ils n’y arrivent pas, ils se retournent vers les market makers traditionnels,
  • Market makers traditionnels, mieux capitalisés et capables de porter une position de manière plus pérenne11)Pour résumer : ils sont capables d’acheter sans immédiatement revendre (ou l’inverse) ce que ne peuvent pas faire les HFT qui doivent immédiatement déboucler la position. mais qui facturent plus cher que les HFT leur intervention. Cette meilleure capitalisation leur permet aussi de traiter sur des volumes plus importants.

Ce 6 mai 2010 est particulier : la Grèce est en posture difficile, les opérateurs de marché doutent de son maintien dans l’Euro. Les market makers traditionnels rechignent à s’engager sur des volumes importants, ne voulant pas porter le risque en cas de catastrophe.

De la même manière les HFT ont le doigt sur le bouton OFF et sont prêts à couper toute intervention à la première mauvaise nouvelle. Les investisseurs, eux-mêmes, sont pessimistes et le S&P 500 ouvre en forte baisse. Personne ne veut être celui qui détiendra des titres si une mauvaise nouvelle fait baisser violemment le marché.

A 14h32, un fonds d’investissement12)Waddell & Reed d’Overland Park dans le Kansas vend 75 000 contrats futures sur le S&P 500, pariant à la baisse ou souhaitant à tout le moins se protéger contre cette baisse13)C’est un ordre assez massif, qui représente environ 5-10% du volume traité quotidiennement sur ce marché, mais ce n’est pas non plus délirant : dans un marché sain c’est quelque chose qui peut passer, travaillé sur environ une demi journée. Dans un marché pathologique comme celui du 6 mai 2010, et envoyé en un bloc, l’effet va être violent..

Dans un premier temps, les HFT vont absorber cet ordre et se porter contrepartie, avant de chercher à se retourner vers les market makers traditionnels et les acheteurs “naturels” qu’ils vont rapidement épuiser, l’ambiance étant plutôt négative ce jour là.

Le flashcrash commence à ce moment-là à proprement parler : les HFT commencent à se vendre leurs titres entre eux, à des prix de plus en plus bas, puisqu’il n’y a plus aucun acheteur de long terme. Les HFT ayant réussi à liquider leur position sortent du marché, où ne restent que des vendeurs, qui en sont réduits à se retourner vers les markets makers qui à ce moment là ne postent que des stub-quotes, ce qui signifient qu’ils ne sont acheteurs qu’au prix minimum (souvent 0.01 dollar) et vendeurs au prix maximum.

Après quelques minutes, et en l’absence de newsflow expliquant la baisse, les investisseurs commence à soupçonner un “bug” et achètent massivement, ramenant les actions concernées à des niveaux proches de leur niveau de départ. Jim Cramer sur CNBC se lance par exemple dans un tantrum sur l’action P&G qui a fait le tour d’internet14)P&G est l’équivalent US d’Air liquide, une action défensive, de bon père de famille très peu volatile..

Jim Cramer: That stock is there ? You just go and buy it ! It can’t be there ! That’s not a real price ! Just go buy Procter ! Just go buy Procter & Gamble ! They just pulled a decent quarter, just go buy it !

Anchor: [garbled] a distressed seller, is there a hedge fund liquidating ?

Jim Cramer: I don’t care !

Encore une fois, chaque acteur a eu une réaction relativement raisonnable face à une situation qui semblait dangereuse. Comme dans le cas de la pénurie, chacun voulait se débarrasser de son risque sur le voisin et ne pas être le dernier à bord, et comme dans le cas d’Amazon, l’interaction d’algorithmes a produit des prix déraisonnables.

Deux questions viennent immédiatement à l’esprit : est-ce évitable ? et quelle est la mesure du problème ?

La réponse à la première question est probablement non. Tous les systèmes complexes ont une certaine tendance à être chaotiques, sauf à souffrir de mécanismes d’amortissement extrêmement forts qui nuisent à leur performance. Un simple système de trois corps, disons une étoile et deux planètes, régi par les lois newtoniennes, est chaotique15)C’est un peu long à détailler mais l’article de wikipédia sur la théorie du chaos en parle.. Dans le passé les agents de change et les banques fournissaient cet amortisseur, mais au prix de coûts d’exécution très importants et d’une tendance à être “Too Big To Fail”, ce qui apporte d’autres problèmes non négligeables.

La question de la gravité du problème est plus complexe. Un flashcrash comme celui de 2010 n’a eu aucune conséquence sur les particuliers. Quelques centaines d’investisseurs avertis se sont échangé pendant un quart d’heure à des prix délirants une petite quantité de futures et d’actions avant que la plupart des transactions ne soient annulées. Les prix sont revenus à la normale dans la foulée, l’impact a été extrêmement limité. Malgré l’immense retentissement du flash crash, il n’a eu aucune conséquence grave. Comme dans le cas d’Amazon personne (ou presque) n’a acheté le livre à 24 millions de dollars.

Le problème est différent si l’on se penche sur un des déclencheurs du flash crash : le retrait des markets makers du marché. Sur du très court terme, déclenché par des algorithmes et sur des volumes limités, c’est un problème relativement bénin. L’analyse sera vite faite de la situation, et la liquidité reviendra rapidement, comme dans ce cas, rendant la situation neutre pour la majeure partie des épargnants.

En revanche, la tendance actuelle est à la diminution des risques que peuvent prendre les banques, ce qui diminue le risque de devoir sauver une banque de la faillite. Cela diminue tout autant sa capacité à jouer son rôle d’amortisseur sur le moyen terme (disons quelques mois à quelques années, ce qui est l’ordre de grandeur de la crise des subprimes au sens propre), ce qui signifie que les prochains bail outs impopulaires seront ceux de caisses de retraites et possiblement d’assurances vie. Le risque ne disparaît pas, il se transforme. En l’absence de banques pour porter le risque (et in fine d’Etats pour faire un bail out), les Etats devront probablement bail outer les investisseurs eux-mêmes, sauf à accepter des pertes extrêmement violentes pour leurs électeurs, un choix qu’ils ne feront sans doute pas.16)Merci infiniment à qui a relu cet article, toutes les fautes qui restent sont bien sûr miennes, et vous pouvez les corriger en commentaire.17)Merci à C. pour sa re-relecture attentive qui a écarté quelques fautes qui subsistaient.

Notes

Notes
1 Ce qui n’est sûrement qu’une question de temps, puisqu’ils ont pris en compte notre critique. D’accord, nous sommes peut être ironiques, allez savoir.
2 Pour revenir sur le titre : il rebondit sur le sens commun de l’expression “mouton de Panurge”, Panurge lui-même est rationnel, ayant remarqué le comportement grégaire des moutons, il en jette un à l’eau pour punir les marchands qui tentent de l’escroquer. Tout le troupeau se jette à la suite du baigneur, leurs marchands accrochés à eux dans l’espoir de les en empêcher. Ici nous entendons juste qu’un comportement grégaire peut être rationnel. Pour ceux que l’épisode intéresse, il se trouve dans le Quart Livre de F. Rabelais, dont je recommande la lecture en ancien français ou en édition bilingue.
3 C’est aussi un sujet important pour les voitures autonomes par exemple.
4 Aucun autre vendeur ne dispose du livre neuf.
5 Les vendeurs sur Amazon ou eBay utilisent très fréquemment des automates pour fixer leurs prix en fonction de la concurrence et suivant leurs critères propres.
6 L’analyse détaillée de l’incident est disponible ici.
7 Il a fallu quatre ans aux chercheurs et à la SEC pour se faire une idée de ce qui s’était passé car les interactions entre acteurs sont extrêmement complexes. Pour faire court, nous avons une interaction similaire à celle qui s’est produite sur Amazon, mais distribuée entre des milliers d’acteurs aux motivations variées.
8 C’est-à-dire les particuliers investissant directement leur épargne en bourse.
9 Contrairement à l’image d’Epinal, ils sont relativement peu sensibles au flux d’information, donc moins moutonniers, ce qui les rend attractifs et est la raison pour laquelle ce flux d’ordres est valorisé et parfois “vendu” de façon quelque peu douteuse.
10 Pour résumer un investisseur souhaite acheter/vendre pour ses clients, un market maker se porte contrepartie, en fournissant de la liquidité. Pour comparer avec la vie de tous les jours, il s’agit du concessionnaire qui vous reprend votre voiture à 5000 euros aujourd’hui alors que vous pourriez la vendre à 5500 mais que cela prendrait 2 mois et qui la revendra 6000 à quelqu’un qui voudra l’acheter immédiatement. La liquidité, qui se paye, est cette capacité à exécuter une transaction immédiatement. Pour filer la métaphore un HFT vous proposera 5900 euros mais uniquement si votre voiture est vendable en quelques jours, même en réduisant sa marge alors qu’un market maker traditionnel prendra tout, mais à un prix parfois très peu attractif.
11 Pour résumer : ils sont capables d’acheter sans immédiatement revendre (ou l’inverse) ce que ne peuvent pas faire les HFT qui doivent immédiatement déboucler la position.
12 Waddell & Reed d’Overland Park dans le Kansas
13 C’est un ordre assez massif, qui représente environ 5-10% du volume traité quotidiennement sur ce marché, mais ce n’est pas non plus délirant : dans un marché sain c’est quelque chose qui peut passer, travaillé sur environ une demi journée. Dans un marché pathologique comme celui du 6 mai 2010, et envoyé en un bloc, l’effet va être violent.
14 P&G est l’équivalent US d’Air liquide, une action défensive, de bon père de famille très peu volatile.
15 C’est un peu long à détailler mais l’article de wikipédia sur la théorie du chaos en parle.
16 Merci infiniment à qui a relu cet article, toutes les fautes qui restent sont bien sûr miennes, et vous pouvez les corriger en commentaire.
17 Merci à C. pour sa re-relecture attentive qui a écarté quelques fautes qui subsistaient.